Maman est rarement à la maison en ce moment, je crois qu’elle a beaucoup de travail. Je m’entends bien avec papa quand il ne se la joue pas plan foireux où on doit esquiver les balles. Elle n’en sait rien, elle sait que je fais des sorties aventures avec papa, mais personne n’a jamais parlé de ce qu’il se passe ; on ne doit pas parler du jeu. C’est moi qui lui ai présenté, les règles m’ont laissé en paix parce qu’il a décidé d’y participer, je crois en tout cas. Quelques fois je me demande si ça n’est pas la raison pour laquelle j’ai été invité par D-VICE. Lui aussi il est là, ceci dit.
Les moments que je peux passer avec elle sont rares, mais à jamais inégalés, elle sait comment m’appâter. Quelques minutes après mon cours en visioconférence, les quelques toques sur la porte de ma chambre m’ont indiqué que la journée commençait enfin. Un énorme « oui » est sorti de mes lèvres pour lui signifier d’entrer. Elle me demande si tout va bien, à quoi je réponds par un énorme hochement de la tête.

— Le cours était un peu long, mais j’avais déjà la moitié en tête, ça joue sûrement.

Elle m’invite à venir faire des cookies avec elle, nul ne manque de connaître ma passion pour la pâtisserie et le sucre de manière général ; rien n’aurait pu me faire refuser l’offre. Je me suis levée d’un bond pour la suivre, remettant en place ma natte dans mon dos, la même qui m’a tenu compagnie toute la nuit.

— Est-ce qu’on demande à un chien s’il veut dévorer un bifteck ? Bien sûr que je veux faire des gâteaux avec toi !

Je la suis à pas feutrés dans la cuisine pour commencer la préparation de ces merveilleux biscuits que mère nature a nommée cookie. Par mère nature j’entends bien sûr les centaines d’années qui ont mené à l’évolution de l’homme et de sa connaissance du feu. Faut se dire qu’on était à un rien de pas découvrir le biscuit et toutes les cochonneries qui vont avec.
La première étape : se laver les mains ! À vrai dire, je ne pense pas profiter de cet instant simplement pour parler de la rencontre de la veille, que je ne saurais pour rien au monde oublier. Je ne peux pas lui dire que ça fait plusieurs mois que je le vois dans mes rêves et sur ma tablette, elle me prendrait pour une folle ; pourtant, j’ai besoin de lui en parler.

— Je me demandais, vous vous êtes rencontrés comment avec papa ? J’ai rencontré ce garçon hier au café, on a échangé nos numéros, mais je ne sais pas ce que je dois faire.

Je soupire longuement, en me repassant la conversation dans ma tête.

— Je ne sais pas trop s’il me l’a donné volontairement ou parce qu’il était triste. Toujours est-il qu’il ne m’a pas envoyé de message et je ne sais pas si je devrais moi-même le faire.

J’ai toujours eu beaucoup de facilités à parler avec maman, elle est prête à entendre tout ce que je peux avoir à dire, le meilleur comme le pire et je suis bien ennuyée de ne pas me sentir prête à lui révéler la vérité. Je ne peux pas lui parler de ses apparitions dans mes rêves, qu’il est lié à D-VICE et qu’il met sa vie en danger dès qu’un mauvais esprit souhaite le voir souffrir. Il ne mérite pas son sort et sans doute que si maman était au courant, elle serait d’accord avec moi, malgré tout elle ne peut pas être au courant. Si je lui expliquais de quoi retourne cette application, je me retrouverais à la même place que lui et mes parents finiraient par en pâtir.
Ma question semble la déconcerter, c’est vrai qu’avec les années je ne lui avais jamais vraiment demandé comment elle et papa avaient fait pour se rencontrer ; à vrai dire, sans les connaître on pourrait croire qu’il n’y a rien qui puisse connecter entre ces deux-là, maman est douce, soignée, papa c’est une autre paire de manches. Je lui dis à quel point je suis inquiète de n’avoir rien reçu de sa part, bien que cela soit immature de ma part, il ne me doit rien, je ne suis qu’une inconnue avec qui il a pu parler pour se changer les idées.

Conseiller, jamais ordonner c’est la devise de maman, elle me rassure comme elle peut, non sans continuer la préparation qu’elle connaît sur le bout des ongles. Je n’ai pas effleuré l’idée qu’il puisse être aussi stressé que moi, parce que pour moi, ça ne faisait pas de sens. Je ne me sens pas de lui envoyer le premier message parce que j’ai peur de le brusquer. Je ne savais pas que papa et maman se connaissaient depuis longtemps avant de se mettre ensemble. Je rêvais d’une histoire folle, d’un coup de foudre qui aurait su réunir les deux pôles opposés que sont mes parents, mais rien de tout ça.
Après m’avoir remis le saladier, maman me dit de foncer quoi qu’il en coûte, que rien ne sera réellement perdu même s’il venait à me laisser sur le côté. Ça serait son droit, mais je ne sais pas comment j’accepterais la nouvelle, surtout après l’avoir enfin rencontré après tout ce temps. Ça ne pouvait pas être qu’un hasard que je le rencontre après le temps durant lequel son visage a laissé des images rémanentes dans mon cerveau. J’en ai trop dit pour que maman ne s’engouffre pas directement dans la brèche, cherchant à en apprendre plus sur lui. Je crois qu’elle s’imagine que je le vois comme un prétendant potentiel, ma manière d’aborder le sujet n’a probablement pas aidé. Je ne sais pas vraiment ce que j’aimerais avoir avec lui, il est bien trop tôt pour pouvoir le dire ; tout ce que je sais, c’est que je veux le voir sourire.

— Helios. Il est aussi rayonnant que son nom. Il ne sourit pas beaucoup, mais ça fait l'effet d'une bombe le peu de fois où ça arrive.

Je soupire doucement, continuant d'ajouter les divers ingrédients nécessaires à une bonne préparation, fouettant la mixture quand il le faut, les yeux un peu dans le vague, cherchant encore mes mots pour définir ce que je ressens réellement par rapport à l'interaction d'hier.

— Je suis sûrement juste impatiente, il doit probablement avoir trop de travail… Je ne veux pas le presser, il était abattu par la mort de son chat hier. Il doit prendre son temps, non ?

Je ne sais pas, c'est la première fois que j'ai à gérer ce genre de sentiments. Ce n'est pas le premier garçon pour qui j'ai de l'attrait, mais jamais de cette façon, pas avec cette intensité. Helios est un être à part, je ne saurais pas le décrire comme j'aimerais, mais il a quelque chose que les autres n'ont pas.

Maman tente tant bien que mal de décanter la situation, mais les pensées opposées se font batailles dans mon crâne. Est-ce que ce n’est pas bizarre de ma part d’être aussi attachée à lui après avoir discuté une quarantaine de minutes à peine avec lui, alors qu’il ne m’a pas envoyé un message depuis. Je suis triste qu’il ne pense pas à moi, alors qu’il a sa propre peine à gérer et que je ne suis pas censée faire partie de ses préoccupations ; pourquoi ça m’obsède autant ? Finalement, je me perds un peu dans les mouvements, maman récupère le fouet, rattrape peu à peu ma boulette, j’ai l’esprit ailleurs et ce que j’ai pourtant l’habitude de faire les yeux fermés ne m’est plus si naturel.
Je rougis doucement quand elle me demande s’il me plaît, m’annonce que c’est le ressenti qu’elle a de notre conversation. Peut-être qu’elle a raison, peut-être qu’à force de le voir en rêve et sur la tablette m’a poussé à m’attacher à lui, inconsciemment, la rencontre d’hier n’étant que le déclencheur pour en parler. Je n’ai jamais eu de faible pour quelqu’un qui produit du contenu, mais sans doute que le sien est le plus authentique, parce qu’il risque sa peau à chaque fois que la caméra s’allume. Qu’est-ce que maman dirait si elle apprenait ça ?
Finalement je hoche légèrement la tête, quelques secondes après qu’elle ait continué à me rassurer, se servant de la préparation de cookies pour en faire une analogie sur l’amour. Une fine couche de pâte termine sur mon nez, à l’entendre parler, elle semble vraiment contente de la manière dont elle a formulé les choses. C’est vrai qu’avec maman on a l’habitude de parler de tout et de rien, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’aborder ce genre de sujet avec elle. Bien sûr que je sais que je peux parler de tout avec elle, mais sur le moment, je dois dire que je suis un peu perdue.

Les étapes de préparation des cookies s’enchaînent, maman commence à faire des petites boules de pâtes et je m’attèle à faire de même à côté d’elle, alors qu’elle continue de parler, de me dire que les chances sont de mon côté. Son sourire était probablement un signe en effet, mais impossible à dire sans lui demander. Je parle de lui comme si je le connaissais, alors que ce que je sais réellement de lui est infime, ce que j’ai pu apprendre de lui au cours de ses streams n’est pas représentatif, il semble tout le temps déconfit à l’idée de réaliser un nouveau défi, à raison.

— Tu as peut-être raison. Après, je ne le connais que depuis peu, difficile à dire s’il est réellement attaché…

Un nouveau soupir quitte mes lèvres, fatiguée d’avoir à réfléchir à une situation qui ne devrait même pas avoir à exister ;  je ne comprends toujours pas comment j’ai pu autant m’attacher à lui en l’espace d’une discussion à peine, mais j’en veux bien plus. Sans doute que le fait qu’il soit le seul qui puisse m’offrir les réponses à des questions qu’il est seul à me poser sans le savoir.

— Pourtant, rien n’a jamais autant éclairé ma journée que son sourire.

Je lance un regard timide vers ma mère, pas bien certaine que ce que je dise puisse faire sens pour elle. Je ne sais pas ce que je ressens vraiment pour lui, mais j’ai envie de le revoir, de continuer à lui parler, de le comprendre, de revoir la petite fossette qui se forme quand il a toutes les dents de sorties.

— Est-ce que c’est à ça que ça ressemble, un coup de foudre ?

Mes questions paraissent enfantines, comme de celle d’une enfant qui n’a jamais connu l’amour avant, qui n’a jamais eu de béguin, parce que c’est le cas. Helios est le premier garçon que j’ai pu côtoyer avec qui la connexion est aussi simple. Je ne saurais pas dire si cela vient de notre conversation qui a démarré sur les chapeaux de roue, remplies d’émotions, si les questions qui me vrillent la tête ont un rôle à jouer là-dedans. J’imagine que je ne le saurais jamais vraiment, la seule chose que je sais maintenant que j’en parle avec maman, c’est que c’est bien ce que je pensais.
Ça ressemble trait pour trait avec ce que j’ai eu l’occasion de voir lors de mes séances ciné dans la couette, c’est comme ça que commencent les drames romantiques. C’est comme ça que débutent les histoires d’amour. Il est beau et gentil, maman le comprend et m’assure que je ne devrais pas avoir à m’en faire. Ça ne devrait pas me tirailler autant, de me demander pourquoi il est si précieux pour moi qu’il m’aime de son côté, il ne me doit rien après tout ; je ne suis qu’une serveuse qui a pris un peu de son temps pour lui apporter de l’affection quand il se sentait patraque.

La préparation prend plus de temps que prévu, avec nos bavardages incessants, la façon dont nous sommes toutes deux pas bien si certaine de comment fonctionne l’amour. Elle m’explique que finalement, elle n’y comprend pas grand-chose non plus, que seul papa a su attirer son attention, ça ne m’étonne pas vraiment, il est captivant à sa manière, toujours une réponse à tout. Maman n’aurait jamais pu résister à son charme, c’est évident, je me demande bien si c’est avec luique ça existera de la sorte, je l’espère d’une certaine façon.
À voir comment elle en parle, ça semble magique, quand bien même pour le moment le seul sentiment qui soulève mon estomac est la crainte de faire fausse route. Heureusement que maman est là pour me remettre sur les rails et tenter de me rassurer, sans quoi je ne sais pas trop où j’en serais, je suis déjà tellement perdue par notre rencontre. Les questions attendront, pour le moment j’aimerais en apprendre plus sur lui, ce que les streams ne m’ont pas encore appris de lui, ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, ce qui l’anime. S’il ne m’envoie pas de message demain, je le ferai, je le jure.

— Je ne sais pas ce que donnera la suite, mais s’il le veut bien, je le chérirais autant que ce sentiment.

Je regarde maman, galvanisée par notre conversation et par les émotions qui se chamboulent dans ma poitrine. Finalement une fois que les boules de pâtes ont été aplaties, je m’occupe de les garnir de pépites de chocolat, y rajoute quelques pincées de poudre de noix de coco sur certains, ça n’est pas dans les goûts de tout le monde. Enfin tout part au four et nous n’avons plus qu’à attendre.

— Je suis contente d’avoir pu parler de ça avec toi ! Je viens me coller à elle, l’étreins tendrement. Merci pour tous ces conseils.

Je ressors de cette conversation bien moins effrayée par ce qu’Helios et moi sommes en train de vivre. Enfin, je le mets dans l’histoire, sans réellement savoir s’il s’intéresse un tant soit peu à moi, d’une quelconque manière que ce soit. Je n’en sais rien, ça n’était que l’histoire d’un café, peut-être qu’il m’enverra un message. Je ferais le pas s’il ne le fait pas, par acquit de conscience, au moins j’aurais fait ce qui est en mon pouvoir, peu importe combien ça peut être ridicule comme acte. Dans un coin de ma tête, son visage ne cesse de me sourire, un peu amère qu’il ne soit pas en face de moi en ce moment, mais les questions sauront trouver leurs réponses en temps nommé.
Une fois que la préparation des cookies se termine, en même temps que la fin de la conversation, j’attrape maman dans mes bras, sincèrement heureuse d’avoir pu révéler ce que j’avais sur le cœur. Ce n’est pas comme avec papa, il aurait probablement écouté, mais son désintérêt pour certaines choses basiques m’étonnera toujours. On en serait presque à se demander comment il a fait pour s’attacher à maman quand on voit la désinvolture qu’il adopte devant la plupart des sentiments communs. Pourtant tous deux ont chéri cet amour, le même qui semble me lier inexorablement vers le brun et toutes les couches d’encre qui bataillent sur sa peau. Si maman a réussi à faire accepter cette partie de lui à papa, je ne devrais pas avoir à m’en inquiéter, après tout je suis là, elle n’a pas fait les choses à moitié.

Je remercie maman comme je peux, sa main vient se loger dans mes cheveux, le doux sourire d’une mère aimante, heureuse que je puisse lui faire assez confiance pour lui parler de ce genre de choses. Elle m’assure qu’elle sera toujours là pour me conseiller. Elle n’a peut-être pas toujours les réponses que j’attends, mais elle m’aide toujours à y voir plus clair, donc savoir qu’elle fera son possible est un poids en moins à gérer.
Les cookies sont prêts à être enfournés, maman me dit qu’elle va se charger de les mettre à cuir, me propose de terminer ce que je pouvais être en train de faire dans ma chambre. J’accepte sans équivoque, bondit presque pour retourner dans ma chambre, vérifier que malheur n’est pas arrivé au loup dont on était en train de parler. Toutes ces questions seraient futiles s’il n’est plus de ce monde à cause des défis que certains s’amusent à lui envoyer. Sans plus de cérémonie, je cours dans l’appartement pour retrouver ma chambre, crie par la même occasion à ma mère:

— Tant que tu ne goûtes pas sans moi, ça me va !