« La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,
Prodigues de baisers et riches de santé,
Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles
Sous l’éternel labeur n’a jamais enfanté. »
Jamais un si grand manoir n'a été aussi vide. Jamais un enfant choyé n'a été si seul. La Russie est froide, hostile et ses habitants vous dévoreront au moindre signe de faiblesse. Ses familles sont rigoureuses et l'éducation y est stricte. Les femmes n'ont pas leur place dans les haute-sphères ou bien en extrême cas d'urgence. Ce sera toujours les hommes, toujours vos frères, vos pères. Ce sont eux, la relève, ils l'ont toujours été et le demeureront bien après vos combats inutiles. Pour obtenir quelque chose, il fallait, il faut, il faudra se battre. Et l'enfant de la neige l'avait bien compris. De ses premiers pas jusqu'à
leurs derniers, elle aura donné des coups, rendu d'autres, encaissé plus que de raison. Elle aura encaissé le poids de la succession, enduré le fardeau d'être la dernière, celle qui ne devait obtenir que les miettes. Fi de l'éducation qu'elle a reçu, fi des privilèges dont elle a pu jouir, elle n'avait que le foyer en guise de carrière.
Mais le monolithe slave n'avait rien de tout ça en tête. A la manière du paternel, fier et gouvernant ses semblables d'une main de fer, elle n'aspirait qu'à dominer autrui. Elle n'avait jamais été ingrate vis-à-vis des choses - qui lui étaient dûe, dans tout les cas - qu'il lui avait offert, cette éducation, cette culture, ces valeurs. Elle avait le droit d'être comme les autres, bien entendu. Elle avait le droit d'accéder à la connaissance. Après tout, elle n'aurait pu tenir son nom de famille en étant la plus simplette de tous. Ô que non, Sergeï ne l'aurait permis. Si la succession devait inlassablement revenir à l'un des frères si ce n'est les trois, à condition qu'ils ne s'entretuent pas d'eux-même avant que celle-ci n'arrive, alors ce seraient eux qui en aurait la responsabilité.
Non. Melyna avait d'autre plans. Elle qui n'avait jamais eu la moindre affection pour autrui, pas même sa mère, ne tenait en estime que son père. Comme il lui avait apprit, malgré lui puisqu'il n'avait que peu de temps de s'en occuper, ceux qui ne pouvaient rien lui apporter ne seraient que du bétail. Et elle comptait bien servir à cet adage sa meilleure coupe de venin. Son mal fut prit en patience, se faisant belle, se faisant féline, combattant lorsqu'elle le devait sans jamais montrer faiblesse, sans jamais montrer une seule émotion. Bien vite Melyna n'eut plus à prétendre, elle était devenue cette coquille vide dénuée de sentiments. Frères, mère, famille : Ils lui serviraient un temps, jusqu'à-ce qu'elle puisse mettre à exécution son plan.
« Au poëte sinistre, ennemi des familles,
Favori de l’enfer, courtisan mal renté,
Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles
Un lit que le remords n’a jamais fréquenté. »
Elle se ferait un trône à l'aide de ceux qui lui avaient autrefois rendu la vie misérable. Ceux qui se moquait de son sexe faible. Ces trois idiots lui paieraient son dû. Ils lui serviraient sur un plateau d'argent ce qui lui était refusé. Elle prit son temps. Étudiant, encore et toujours, les meilleures manières de faire, les meilleures manières de faire disparaître quelqu'un, l'ultime technique pour se débarasser sans même porter l'odeur de cette cigarette d'amertume sur le bout des doigts. Un, deux, trois, le compte est bon. Tout se déroulera sur des roulettes et l'éffondrement latent renforcerait son acte ultime. Cette scission parfaite, sans artifices inutiles aura lieu lorsqu'elle l'aura décidé, lorsque les manoeuvres pour prendre les rennes seront à l'aube du renouveau.
Ils sont conviés, viennent s'asseoir à table et les servantes apportent les myriades de plats qu'ils dégusteront dans la joie et la bonne humeur. La viande est bonne, les entrées sont succulentes, magret de canard, caviar et autres douceurs d'un luxe criant son injuste main-mise sur les pauvres en dehors de cette large demeure aux murs et au sol si froid sont disposés ça et là. Andrej Nikitenko ; Sergeï Volovitch Nikitenko et Nikolaï Nikitenko. Voici leurs noms, avez-vous oublié qu'ils existaient ? Ce n'est pas bien grave, les desseins du créateurs vis-à-vis de ceux-ci furent bien vite révisés par celle qui allait bientôt se clamer héraut de la mort, porte-parole de celle-ci. Ce fut leur dernier repas. Ce fut les dernières remarques acerbes que Melyna suporterait, les dernières railleries provenant de ceux qui étaient choisi par défaut par la monotonie patriarcale.
Le dernier concert de doléances auxquelles elle ne pouvait participer. Honorer la mémoire de отец. Son dernier homage, sa dernière révérence. Après quoi, elle n'aurait plus à se soucier de quoique ce soit d'autre que son ascension. Elle n'aurait plus à porter de masque, elle enfilera son manteau massif, coiffera sa chevelure d'ivoire et s'installerait dans le siège au plus haut de cette tour, son nom remplacerai celui de celui qui ne l'a jamais considérée comme valide, qui ne l'a jamais vue comme son égal.
« Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poëte),
Durant ces grandes nuits d’où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
— Et le ver rongera ta peau comme un remords. »
Et de cette même manière qu'elle avait commencé sa vie, elle la terminerait ainsi car nulle âme torturée comme la sienne ne mérite d'avoir aimable compagnie. Seule la remembrance des spectres et des squelettes dissimulés dans les armoires de ses pensées seraient là, continuellement pour l'épauler, pour lui rappeler que ses mains porteront toujours les tâches de sang qui ont mené à son ascension. Elle qui se tient dans le bureau du directeur - du fondateur - de l'empire Tarkhoff, seule, sans l'ombre d'une surveillance ou d'un quelconque collaborateur. Elle n'enlacerait que la peur qu'elle suscitera, se nourrira du désespoir des autres. Car c'est là la malédiction des âmes ayant cédé aux pensées les plus viles. Si elle n'a pu avoir quoique ce soit, si les seuls amis qu'elle a pu avoir ont été tués, abandonnés, si même la chair de sa chair n'a su la faire se sentir vivante et aimée, alors pourquoi s'évertuerait-elle à oeuvrer pour le bien-être de son prochain ? Non, elle sèmera le chaos, c'est décidé, c'est la voie qu'elle a emprunté. She was born to raise hell. La destination prochaine n'était autre que Lumopolis, car il n'y avait plus rien à faire là où elle se trouvait. Une nouvelle vie s'offrait à elle. Son empire, ses valises et les cadavres enchainés à ses fines chevilles.
Elle se souvient de leurs yeux, elle se souvient de ces regards glacials, eux qui ont été habitués, comme elle, à ne jamais montrer de signe d'émotions, avaient rendu leur dernier souffle dans un silence indécent, dans l'acceptance d'un prédateur plus féroce qu'eux. Mais cette victoire n'avait finalement rien de satisfaisant.
Dans ses pensées, le monolithe slave se tient sur le balcon de son penthouse, regardant la ville dans sa globalité. Elle qui y est depuis plusieurs années maintenant et qui a finalement entre-temps réussit à y installer ses multiples succursales et usines de production, accablée par ces souvenirs qui prennent un malin plaisir à lui rappeler sa condition, de temps à autre. Elle tient en sa dextre un verre de whisky japonais qu'elle sirote doucement tandis que sa senestre tient quant à elle une cigarette, un soupir s'accapare de ses lèvres et elle se complait alors dans ce silence qui enlace son être comme un amant désireux d'une étreinte romantique. Il n'y a que peu de temps pour les souvenirs, seul le futur importe. Seul les chiffres et la réussite lui permettront de s'inscrire dans l'histoire de cette ville.C'est son terrain de jeu, jusqu'où pourra-t-elle aller avant d'être arrachée à son destin ?