T'en reviens pas. Tes mains viennent tenir ton crâne pour l'empêcher d'exploser. De rage, de haine, mais surtout d'exploser à la gueule de cette grosse truie. Tu le sais que ça sert à rien de négocier, mais à cette heure-là, tu sais aussi que t'auras du mal à trouver une ristourne de dernière minute pour te faire quelques billets. Alors tu tentes, on sait jamais. Tu lâches le crâne, tu dis que t'as même pas besoin d'être payé comme d'habitude tant qu'elle te lâche un dix balles à la fin de la soirée. Ouais, t'en es là. Ton frigo qui se casse la gueule, il est vide. Ton estomac, il est vide. Le seul truc qui est rempli chez toi là c'est tes pensées, qui fusent et fusionnent pour trouver la meilleure parade façon Molière pour qu'elle ai assez pitié de toi et te laisse avoir de quoi bouffer ce soir. Mais elle est habituée, ça se voit. À dire non, à voir des désespérés toquer à sa porte pour échanger sueur contre blé. Elle te le dit une dernière fois, enfin, plutôt elle te gueule qu'elle a déjà quelqu'un pour ce soir et de te barrer. T'as perdu ton gagne-pain de la soirée, c'est sûrement pas ce soir que tu vas pouvoir bouffer.

Tu laisses tes pas t'emmener où ils le veulent, cherchant à faire partir la rage qui te ferait bien casser les vitrines de chaque putain de restos sur lesquels tu poses les yeux. Au moins j'ai bouffé hier. Au moins j'suis pas morte. Ouais, faut croire que c'est tout ce qu'il te reste. T'es en vie. D'autres ne le sont pas. Tu as au moins ça.
Les mains cherchent frénétiquement le paquet toujours rangé dans la même poche, mais même ta vielle veste de motard te fait chou blanc ce soir. Par acquit de conscience tu fouilles tes poches, mais non, faut se rendre à l'évidence. Un juron, puis deux, puis trois. On t'avait tchouré tes clopes. Tu tournes dans une ruelle au pas de course, elle fait raccourci pour aller sur une des rues les plus bondées du quartier. Ça sert à rien de rager comme un mec cis qui sait pas s'gérer, suffit que j'en péta moi aussi.

Ça ne t'a pas pris trop d'effort. Y a pas longtemps ça te dégoûtait encore, de devenir douée dans ce genre de truc. D'arriver à voler sans soucis, menacer sans soucis. Tu te regardais plus dans la glace, t'en avais cassé ton miroir pour être sûre de pas croiser cette pourriture chez toi. Maintenant, tu commences à t'y faire. Tu détestes que le monde soit régis par un grand "manges avant d'être mangé", mais c'est pas toi qui le fais le monde. Toi, tu fais juste ce que tu peux.
Deux clopes à terre, une clope au bec. La faim est partie, la rage aussi. Tu réfléchis à qui tu vas aller voir demain pour essayer de grailler gratos, à ce que tu vas peindre dans la nuit quand le sommeil te fera faux bond, à si tu veux vraiment continuer. De galérer tous les jours. Mais au fond, tu sais que même si tu te poses la question t'as pas tellement le choix. Tu dois rester. Il le faut.

❝ ━ Chienne de vie. ❞

Tu la regardes avec plus de méfiance que tu n'avais regardé quiconque depuis bien des jours. Il faut dire justement, ça fait des jours que quand tu parles à quelqu'un, c'est généralement toi qui l'as approché. Et là ce n'était tout simplement pas le cas. Et c'est pas avec une voix douce et un regard inquiet qu'elle allait pouvoir te rouler. Va pas me faire croire que t'es la sainte du quartier. Chacun pense qu'à sa gueule ici. T'étais bien placée pour le savoir, toi qui détestais ça, pourtant. Celle qui était toujours là pour ses parents, pour ses amis. Dans la limite des possibles évidemment. C'est bien ça qui t'avait rendue seule. T'avais essayé d'être là pour tout le monde, sans abandonner personne, même devant l'absurde, même devant les décisions les plus stupides, les chemins les plus dangereux. Et eux s'étaient juste barrés. Lâchement.

Tu réprimes la colère en tirant longuement sur ta cigarette. Tu commençais à aimer sincèrement cette sensation de brûlure dans la gorge. Un mal pour un bien.
Un mouvement de l'épaule. T'avais aucune envie qu'elle te touche, qu'elle essaye de se rapprocher de toi. Parce que tu connais assez bien les conséquences. Personne n'est gentil simplement pour être gentil. Tu ne savais pas ce qu'elle avait dans la tête, mais t'avais comme un feeling qu'essayer de savoir était une mauvaise idée.
Le rejet ne l'arrête pas pour autant, cependant. Persistante, i'll give you that. Elle est là avec ses jolies phrases prise tout droit d'un film dramatique qui finit mal, le pire c'est que si elle n'est pas sincère, ils devraient vraiment la cast quelque part car elle joue vraiment bien.
Débâtant le pour et le contre, t'en viens à te dire que lui répondre ne pourra pas faire de mal de toute manière. T'es comme ça, tu te méfies mais t'aimes pas être méchante non plus. Alors tu trouves cet entre deux ou t'essayes de la rassurer pour qu'elle passe son chemin sans pourtant te la jouer lovey dovey.

❝ ━ Ouais vous inquiétez pas, j'ai bien une baraque, un lit et de la bouffe qui m'attends dans le frigo. ❞

Putain fait chier. C'était froid. Plus froid que le toi que tu aimais. Plus froid que le vrai toi. Mais tu le savais, c'était pour les bonnes raisons. Pour pas que la boucle ne continue, qu'on ne se joue de toi de nouveau. Tu avais bien assez donné.
Mais elle était là avec ses jolis cheveux noirs, le visage doux et les habits élégants. Et tu ne pouvais pas t'empêcher de te sentir mal à l'idée d'avoir peut-être remballé une des dernières personnes qui pensent aux autres, qui sait. Un soupir. Je suis faible. Tant pis. Tu te tournes vers la demoiselle et plante tes yeux dans les siens, la cigarette coincée aux creux des lèvres.

❝ ━ Vous devriez pas vous en faire pour le premier venu qui a l'air en galère dans la rue, pensez à vous. ❞

Une nouvelle bouffée de fumée s'engouffre en toi comme le paradis t'accordant encore quelques instants de répit. Tu le sais, tu vas regretter. Tu vas regretter, mais là tout de suite, tu crèves la dalle. Tu sais pas si tu as bien fait de te lever en entendant ses mots. Tu sais pas si tu fais bien de baisser assez ta garde pour la suivre. Ce que tu sais c'est que tu sais à peu près te défendre, depuis le temps que tu es obligée d'y faire attention et d'apprendre. Ce que tu sais c'est qu'au moindre mouvement louche, tu le regretteras plus tard, mais tu ne la laisseras pas s'en sortir indemne. La vérité c'est que fuir n'est qu'une solution temporaire. Et qu'il allait falloir penser à d'autres fins. Il allait falloir t'y faire. À cette vie de froideur, à cet enfer.