Papa a ce don pour les surprises ; pas celles qu’on attend, celles qui bousculent et n’annoncent pas toujours quelque chose de bon. Il a sa manière de réfléchir, on va dire. Enfin, si ramener son enfant dans les lieux les plus sordides ou dans des missions commandos est une façon de penser ; d’autant plus que je n’ai évidemment jamais apprécié voir du sang ou tout ce qui s’en rapproche de près ou de loin. Ceci dit, il y a toujours cette infime chance pour que ça soit un plan parfait, une virée shopping, qu’on aille regarder un film ensembles, ce genre de trucs qu’on fait avec un papa ordinaire. Il n’est pas ordinaire le mien, loin de là ; c’est la raison pour laquelle je ne lui ai pas parlé d’Helios : il a la sale habitude de broyer l’ossature de ceux qu’il vient de rencontrer.
Quand j’ai reçu un appel à l’improviste de sa part, je savais que ça n’était pas pour venir profiter du nouveau glacier du coin. Ses demandes sont saugrenues, mais je note tout dans un coin de ma tête et fonce faire les courses pour lui apporter ce qu’il lui faut. Papa, il adore parler avec des termes de médecins pour dire des trucs simples. Hydroponique pour parler de viande végétale, il n’y a que lui pour nous pondre ça ; ça et les plans bourbiers. En plus de ça, il me demande littéralement de lui prendre de quoi tuer ses poumons à petit feu et ça ose encore me tenir des discours sur le taux de cholestérol chez ceux qui se nourrissent de fast-food. Je lève les yeux à sa réflexion, en prenant soin de lui dire que j’étais en chemin, qu’aucun tabac ne semblait ouvert à proximité de là où il est.
Bien entendu, je ne lui dis ça que pour le faire mijoter, sur le chemin je prends soin de récupérer toute la liste de fournitures, cochant chacune des cases sur mon ATH ; la bassine est remplie de diverses variétés de viandes végétales, des plats de qualités si j’en crois le prix qui s’est affiché lorsque je suis passée en caisse. Je ne me rendais pas compte que certains des plats que mes parents peuvent préparer sont à des prix exorbitant. J’espère au moins que tous ces achats ne seront pas vains, le festin a intérêt à être incroyable. Je ne comprends toujours pas bien l’intérêt de la panière à linge dans tout ça.

Après une dizaine de minutes de marche après avoir récupéré viande, panière et tabac pour monsieur, je suis enfin arrivée en face de la maison qu’il m’a indiqué. J’ai sonné pendant plusieurs secondes avant qu’il ne daigne enfin venir m’ouvrir. Lorsque la porte s’ouvre, j’aperçois directement le massacre dans lequel baigne mon père, si naturellement. Je suis pétrifiée en apercevant les corps inertes, le sang qui dégouline de ces derniers, le même qui tâche actuellement les vêtements de celui qui m’a mis au monde.
La petite boule de poil qu’il me tend réussit à me sortir doucement de ma torpeur, elle qui rayonne par la couleur de son pelage, complètement immaculée de la moindre goutte vermillon. J’en fais tomber mes achats pour l’attraper, la panière produisant un son sourd sur le carrelage à cause du poids des courses. La chienne s’appelle Luna, c’est la plus belle comme il dit et je n’accorderais pas qu’elle reste plus longtemps dans ce carnage.

— Je n’ai aucune idée de comment tu en es arrivé là. Honnêtement, je ne veux même pas savoir, mais il est hors de question que cet amour reste dans cet endroit morbide.

Je lui lance un regard noir pour lui montrer à quel point je suis sérieuse. Pauvre bête ne devrait pas avoir à voir ce genre de choses, j’imagine que personne ne devrait, mais depuis le temps je commence à m’y faire ; enfin j’imagine.

— Comment on en arrive toujours à cette étape quand tu m’appelles ?

Je pousse mon sac improvisé rempli de viande et de cigarettes pour le rapprocher de lui.

— Je ne sais pas si j’ai bien fait de te ramener tes clopes finalement.

Je lève de nouveau les yeux au ciel avant de retourner mon attention sur le chiot couvert par une serviette. Ce dernier semble encore en train de sécher, je n’ose pas imaginer dans quel état il a pu la récupérer avant qu’elle n’arrive dans mes bras.

Papa garde son sang-froid, comme toujours, prend la situation avec délicatesse et beaucoup de sarcasme ; l’euphémisme est dans son sang comme celui des autres habitants : dégoulinant. Il répond à ma question qui n’en était pas une, je ne veux pas savoir pour quelle raison il finit toujours à quelques pas d’une quelconque marre carmin, comme si c’était sa seconde nature. J’imagine qu’avec les années depuis lesquelles il travaille en tant que médecin, il a dû voir bien pire, mais c’est toujours surprenant. Il ne se rend pas vraiment compte de toutes les horreurs qu’il me fait voir, probablement parce que ça ne lui fait plus rien. Il y a quelques mois en arrière, j’aurais probablement recraché mes tripes à l’idée de voir quelque chose dans le genre, je me suis un peu habitué à cause de lui ; pas que ça ne m’enchante, mais je n’ai pas vraiment le choix de prendre sur moi.
La petite boule de poil se contorsionne dans le linge, avant de lécher la peau de ma main, mon visage quand elle se retrouve assez près. Elle est magnifique et je réprime l’envie de lever les yeux à la réponse de mon père pour continuer de porter mon attention sur le chiot. Alors comme ça, il va y avoir un peu plus de bruit à la maison, un peu plus de douceur. Les journées paraissent longues quand mes parents ne sont pas là, que je ne peux pas le voir, lui ; on se tiendra compagnie pendant les moments où personne ne sera là pour me faire la discussion. De toute manière, les refuges n’existent plus depuis que les animaux sont devenus des produits de luxe, il n’y a personne chez qui on pourrait l’emmener et surtout, après avoir vu cet amour en fourrure, je ne pourrais pas la laisser à qui que ce soit.
Le paternel noie ses poumons de fumées, reprend un peu son sérieux, m’explique pour quelles raisons il a pu trouver Luna ici. Finalement, ça n’est peut-être pas une si mauvaise chose de les savoir sans vie, quand on sait ce qu’ils avaient pour ambition. Pareilles créatures ne devraient jamais avoir à subir les actes de gens comme eux, pour un plaisir qu’ils ne rendent même pas. Il continue de me parler de la chienne, de son âge, de ce qu’on va faire d’elle et je remarque qu’il est toujours planté là, à côté des corps alors que je lui ai demandé il y a quelques secondes à peine que nous partions d’ici au plus tôt.

— Bon, on peut y aller maintenant, ou on doit vraiment s’assurer qu’il ne reste plus une goutte de sang dans leur corps avant notre départ ?

Ma main libre vient se glisser sur ma hanche, plus que sérieuse quant à la situation. Même s’il a appelé la police, il n’y a absolument aucune raison que nous restions là, lui comme moi passerions pour des coupables, quand bien même je viens d’arriver il y a quelques minutes à peine. Je tape du pied dans la bassine remplie de sachets de viandes divers et variés d’où il n’a pris soin que de récupérer ses cigarettes.

— Récupère la bassine, il y a tellement de kilos à l’intérieur que je ne suis plus la cadence. Et puis, je préfère tenir la toutoune avant que tu ne la repeignes en rouge.

Je fais demi-tour, commence à redescendre les marches pour rejoindre la voiture, avant de me rendre compte que je n’ai aucune idée d’où il a pu se garer. Papa est surprenant dans sa manière de trouver une place de parking, généralement il prend le premier endroit venu, mais aujourd’hui il a fallu qu’il se contente du classique. Je n’ai toujours aucune idée de ce qu’il compte faire d’autant de nourriture, mais s’il faut encore se les trimballer jusqu’à la maison à pied, ça risque d’être très long.

— Et rassure-moi juste comme ça, tu n’es pas venu en moto quand même ?

Ma réflexion finit enfin par le ramener à la raison pour que nous puissions rentrer à la maison, il me rassure sur le fait qu’on n’aura pas à ramener la chienne, à moitié en équilibre sur la moto, la bassine remplie de viande comme guidon. Non, vraiment je ne sais pas comment on aurait fait s’il n’avait pas eu la brillante idée d’avoir appelé un taxi, étonnamment bien calculé pour que je n’aie pas beaucoup plus de temps à attendre sur le pas de la porte.
Finalement installé, prêts à repartir jusqu’à la maison que j’ai quittée il n’y a pas si longtemps quand on y réfléchit bien. Papa prend soin de la chienne alors que je la tiens encore dans mes bras, bien accrochée pour qu’elle ne subisse pas l’enfer de la route et qu’elle tombe malade. Il m’explique qu’il a prévu autant de nourriture pour en faire un ragoût que nous partagerons avec le chiot, pour qu’elle puisse manger sans que son manque de dentition ne la handicape. Heureusement qu’il s’y connait en médecine et surtout dans les animaux ; papa est ce genre de personne qui retient tout sans souci, une véritable tête qui saurait faire tourner la tête de beaucoup de participants de quizz de culture. Je tourne mes yeux vers lui, alors que la chienne retourne son attention sur moi, le paternel semble un peu absent, perdu dans ses pensées, comme Helios quand il revoit les monstres le hanter. Je ne sais pas ce qui peut bien lui passer par l’esprit, à vrai dire papa est assez discret sur ses émotions et puis il n’est pas bien plus effrayé que ça à la vue d’une scène comme celle de laquelle on sort à peine, je n’imagine pas quel genre d’horreur cela peut-être pour le troubler.

On finit par arriver à la maison, je sors de la voiture avec la chienne, mais papa reste assis, toujours absorbé par ses réflexions personnelles. Je l’appelle doucement, la tête un peu sur le côté, inquiète, me demandant s’il va réellement bien, finalement. Il me rassure, m’explique que c’est la nostalgie qui lui fait du mal, me donne des indications à suivre pour la louloutte. Une fois passé le pas de la porte je m’exécute, cours dans la chambre pour attraper mon plaid, qui saura non seulement contenter la chienne en termes de douceur, mais qui saura aussi la tenir au chaud quand elle grandira si elle veut le garder tant il est grand. Le chiot se met à se retourner sur le côté dans la panière, profitant de son nouveau coin rien qu’à elle. Elle est adorable.
De son côté, j’entends papa commencer à préparer le repas, je joue quelques minutes avec la boule de poil avant de rejoindre mon paternel. Le chef cuistot de cette famille saura ravir les papilles de grands et petits, êtres humains comme animaux. Il n’y a pas un jour sans lequel je remercie le ciel d’avoir donné un don culinaire pareil, même s’il refuse à tout prix d’accepter les repas qui ne sont pas sains.

— Elle est tellement pipou ! Heureusement qu’on l’a retrouvée avant qu’ils ne fassent de terribles choses avec elle.

Je soupire doucement en repensant à l’histoire que papa m’a racontée, sur ceux qui ont perdu la vie dans la maison inanimée de tout à l’heure, ce qui serait arrivé à l’animal s’il n’était pas venu à sa rescousse. Finalement je me laisse légèrement tomber sur le comptoir, à côté de papa, les yeux dans le vague, un peu éreintée par les événements de la journée, pressée de pouvoir manger et jouer avec la chienne.

— On va vraiment la garder, pas vrai ?