« Ok, pose-le sur la table! Maddie, prépare de l’eau bouillante, vite. »
« Joe? Mon Dieu! Qu’est-ce qu’il se passe? C’est quoi tout ce sang? Qu’est-ce qu’il est arrivé à mon petit garçon?! »
« On- on jouait chez Mani… et- et… »
« Viens Caleb, je te ramène chez toi. »
« Tiens le bien, je vais lui faire un garrot. Vu son état, vaut mieux couper. »
« Comment ça? Couper quoi?! Et pourquoi il ne dit rien?! »
« Calme-toi Tabatha! Bess, sors ta mère d’ici! »
« Aller Maman…Faut qu’on laisse David travailler… »
« Attention, il se réveille. Ne le laisse surtout pas bouger! »
Les sensations sont revenues. D’abord petit à petit et d’un coup, ça a recommencé. Un gémissement d’inconfort t’échappe lorsque tu reviens à toi.
Puis la vision horrifique de ton bras ratatiné et de ta chair en charpie te submerge d’une panique incontrôlée. Les hurlements reprennent, des cris presque inhumains que personne n’aurait désiré entendre ce jour-là. Ils résonnent dans la pièce, se propagent même à l’extérieur, comme un chant morbide de douleur et de dégoût.
Une main vient obscurcir ta vue, tu te perds dans le néant.
Que ça s’arrête.
Chaque seconde est une agonie. Cette souffrance est un véritable enfer. Plutôt mourir que de continuer à supporter ça.
« Maddie cette eau, ça vient?! »
« Tiens bon mon grand, c’est bientôt fini! »
« Voilà l’eau! »
« Maintient le comme ça. »
Sans avoir vu le hachoir s’abaisser et te libérer de ton membre mutilé, le bruit des deux coups qu’il a fallu à David pour venir à bout de ton humérus croissant, est à jamais resté gravé dans ta mémoire.
Après ça, la perte de tout ce sang a eu raison de toi et tu as dormis pendant plus de 18h.
Si la vérité sur cette histoire est que tu as trouvé judicieux de foutre ton bras dans une déchiqueteuse à métaux pour montrer à Caleb que ce n’était pas la mer à boire, aujourd’hui si on te le demande, t’en offre une toute autre version.
Parfois tu le perds sur un champ de mine, parfois en sauvant un chaton.
Ce que tu donnerais pas pour être un héro.
Si seulement tout c’était passé comme tu l’avais prévu…
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« Ce truc pèse une tonne… »
« J’lui ai dit, mais cette tête de mule veut rien savoir. Tsk. Arrête de bouger s’tu veux que je fasse ça proprement. »
« J’y peux rien si ça m’chatouille! eheh… Mais naaan, vous inquiétez pas. Il est parfait! »
Ce n’est pas le métier de Mani, mais pour toi, il a appris comment connecter ce qu’il reste de ton membre manquant à un substitut que t’es aller récupérer Dieu sait où. Depuis tes quatorzes ans, il te prend de fuir ainsi votre petit amas de taudis pour explorer les paysages ravagés à la recherche de trésors.
Plaques d’alliages traités à l’arrache et circuits électroniques ont été posés ici et là sur ta peau par le mécanicien. Certaines opérations douloureuses et d’autres moins. Aujourd’hui est enfin venu le jour J.
« Ouais bah… T’attends pas à grand chose gamin.
Sans trop de surprises, les premiers tests furent un échec cuisant et t’as sacrément douillé. La prothèse que t’as ramenée n’est pas de première fraîcheur, mais tant pis. Combien y’avait de chances pour que tu tombes dessus? Un bras gauche, exactement ce qu’il te fallait. Certes un peu trop grand, mais ton corps finirait bien par combler l’écart en vieillissant.
« Bon. On arrête. »
« He-Hein? N-Non non. Non Mani- Mani! S’te plait. C’est bon…ça fait pas si mal en fait! »
« Garçon, ça fait bientôt dix jours qu’on essaie… j’ai autres choses à foutre. Trouves toi quelqu’un d’autre, ok? Quelqu'un qui s’y connait vraiment.
Trop demandé que de s’arrêter là, le mexicain a été forcé d’user de force pour te faire quitter son garage.
« T’es qu’un enfoiré Mani! M’adresse plus jamais la parole espèce de vieux trou d’balle! Tas de merde! Sale con! Raaaah! Gros fils de puteee!! »
Sous la frustration, la prothèse défectueuse est envoyée contre le rideau de fer qui protège l’endroit et retombe au sol, heurtant une dalle.
« Oh non! Putain! Non non non non non… »
Aucun moyen de savoir si celà a pu l'abîmer ou non, mais tu vérifies tout de même l’objet sous toutes les coutures comme s’il s’agissait de ton bien le plus précieux. Bess n’aime pas l’obsession que tu portes à absolument vouloir récupérer ton bras. Elle ne comprend pas. Pour elle ce n’est pas “naturel”. Les machines lui font peur. Lumopolis la terrifie. Elle n’y mettra jamais les pieds.
C’est bien pour ça que toi, tu dois t’y rendre.
Pour elle.
Pour vos parents.
Pour vous sortir de ce trou à rat.
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Le soleil tape fort, l’air est sec. Le dos de Bess s’éloigne sous ton regard perplexe et un rire semi-nerveux. Elle te répète toujours que tu vas finir par te tuer avec tes bêtises, mais qu’est-ce qu’elle en sait vraiment? Ton unique main raffermit sa prise sur le volant. Elle a tort. Ta soeur est un mouton, elle comprendra jamais.
« Aller ma belle… Démarre-…Je sais qu’tu peux l’faire… »
« Laisse tomber vieux, j’t’avais dit qu’ça fonctionnerait pas. »
« Crois-moi, elle va fonctionner. Suffit… d’y croire un p’tit peu… et de l’encourager… »
« Et même si ça marche, j’te rappelle qu'on sait pas conduire ce bor-...del. J’y crois pas. »
La clef tourne une nouvelle fois et le bruit du moteur coupe Caleb dans sa complainte. Tu sautilles sur ton siège dévoré par l'excitation, pour une fois tes efforts n’ont pas été vains. Le plus difficile a été de mettre la main sur de l’essence, mais ça y est, t’as réussi. T’as redonné vie à cette épave.
Pour la première fois, du haut de tes 17 ans, tu vas enfin pouvoir l'apercevoir.
Pied sur l’accélérateur, un cri de joie t’échappe alors qu’un nuage de fumée se forme à l’arrière du véhicule. Tu sais plus ou moins à quoi correspond chaque commande, mais ta conduite n’a rien de fluide et tu frôles plusieurs fois l’accident en quittant votre petite ville. Puis disons qu’avec une seule main, c’est plus délicat.
Les sensations sont encore meilleures que tu les avais imaginé. Une fois lancé à toute berzingue sur ce qu’il reste de vos autoroutes, ton coeur s’emplit d’un sentiment inédit. C’est donc ça que ça fait de se sentir vivant?
« C’est ça? »
A quelques kilomètres de là, elle se dresse fièrement, un titan au beau milieu d’un paysage sans vie. Elle dessine l’horizon de ses formes aux hauteurs vertigineuses. Trace des lignes colorées qui dansent sur le ciel étoilé. T’appelle dans une langue qui t’es inconnu mais que tu comprends parfaitement.
« Lumopolis. »
Les quelques heures que vous y avez passé t’ont paru presque irréelles. Comme un rêve éveillé.
Ta mère a fait semblant d’être intéressée par ton récit une fois rentré, ton père lui a semblé inquiet par l'engouement dont tu faisais preuve, il sait bien ce qui t’attend là-bas, ce qui attend les gens comme vous dans cette ville de dégénérés. Ta soeur n’a fait que râler.
Pourquoi tu ne peux pas simplement rester près d’eux? Une famille est faite pour rester ensemble! T’as pas le droit de les laisser derrière toi. De les abandonner comme ça.
Bess est en colère, elle ne te pardonnera jamais d’avoir choisi de partir.
Elle ne sait pas que si tu pars, c’est pour eux. Pour les aider comme tu le peux. Elle n’a pas vu ce que tu as vu. Elle ne sait pas comment les gens vivent dans cet endroit. Elle ne sait pas de quoi elle s’est vu priver.
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On te tend à nouveau la bouteille de vodka et en secouant vivement la tête, tu refuses l’offrande. Tes paupières se ferment avec appréhension alors que tu prends une longue et profonde inspiration, ton corps complètement tendu sur le siège inconfortable de ce drôle de cabinet.
« Ahah, c’est qu’il a des couilles c’gamin »
« T’es sûr? J’te préviens, j’suis pas connu pour faire dans la dentelle. »
T’acquiesces, encore une fois avec un signe de la tête. Pas question d’ingérer quoi que ce soit. Tu sais très bien qu’il faut que tu restes conscient pour garder un oeil sur cet escroc. C’est ce que Malorie t’a dit et c’est ce que tu feras. T’es un peu triste qu’elle soit pas venu l'accompagner d’ailleurs. Au lieu de ça, il n’y a que ce connard de Fez qui passe son temps à te prendre de haut.
Six mois se sont écoulés depuis ton arrivée et t’as vite déchanté. Lumopolis est cruelle, elle ne t’a pas fait de cadeau. Trouver un job correct et y mener une vie tranquille, ça n’a jamais fait partie des ses plans pour toi. Non. Elle t’a laissé croupir dans ses rues, sans le moindre égard pour tes projets.
D’autres rats comme toi t’ont trouvé et tu t’es rapidement adapté à leur mode de survie. Il y a beaucoup d’avantages à ne pas réellement exister dans cette ville. On rencontre énormément de monde, ce qui donne accès à un panel de possibilités. L’environnement n’est pas plus dangereux que ce que tu as connu par le passé. Ton seul problème, c’est qu’ici, on ne plaisante pas avec la sécurité. Plus de shérif laxiste à inviter à dîner, non. Ici les brigades sont armées jusqu’au dents et n'hésitent pas à te faire regretter d’avoir vu le jour.
Alors pour fuir les problèmes, tu t’en créé d’autres. Tu obtiens des choses en les dérobant et gagne ton pain en réalisant des tâches plus qu’ingrates. C’est parce que tu as accepté de te salir les mains qu'aujourd'hui, tu es récompensé.
« Alors… comment tu te sens? »
« J’sais pas trop… »
« Hm? Ok. Essaie de le bouger pour voir. »
Ta tête tourne et ton coeur bat à cent à l’heure. Une sensation d’engourdissement prend doucement le pas sur la douleur. T’observes l'appendice de métal de seconde main qu’on vient de t’apposer et avant de tenter quoi que ce soit, tu pries pour qu’enfin le miracle se produise.
Un doigt se meut, suivi d’un autre et d’un autre. Tes lèvres s'étirent dans un sourire et si tu ne souffrais pas autant, on aurait eu du mal à te contenir. Pour la première fois depuis toutes ses années, tu retrouves enfin le plaisir d’avoir deux bras. Si seulement Bess était là pour voir ça, t’es sûr qu’elle regretterait ses mots.
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« C’que j’essaie de t’dire, c’est que j’sais pas comment arrêter ça… et puis. C’est pas comme si j’pouvais aller voir les flics pour leur en parler… »
« Mais attends, je comprends pas. Personne n’est au courant? »
« J’ai du mal à le croire aussi, mais c’est dans les règles. On est pas censé en parler. »
« Donc? T’es dans le merde c’est ça? Ouuuh- qu’est-ce qu’il va se passer? Ils vont t'abattre? D’ailleurs on parle de qui au juste? »
« Ah. Ah. Ah. C’est vraiment très drôle ça. J’en sais rien, y’a pas d’infos à part un certain D-VICE, mais va savoir s’il s’agit d’un organisme ou d’un pauvre con planqué derrière son écran. Tout c’que j’sais, c’est qu’une fois dedans… tu peux pas en sortir. »
« C’est triste. Vraiment ravie de t’avoir connu. »
Malorie pense qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’une blague, que ce jeu n’a rien de sérieux, qu’il est impossible que les autorités ne soient pas déjà en train de démanteler toute cette folie. Et même si elle fait ça pour te rassurer, elle a tort.
On t’a pourchassé pour lui en avoir parlé et passé à tabac puis enfermé pour ton refus d'obtempérer. Tu es leur chose à présent, tu n’as plus de libre arbitre, ce jeu est devenu ta vie et tu dois t’y plier.
Ou pas?
D-VICE ne sait pas à qui il s’en prend. Il ne sait pas que tu n’es pas de ceux qui s’écrasent, mais tu comptes bien lui montrer. S’il ne veut pas te relâcher, tant pis. S’il le faut, tu mettras un terme à tout ça. Pendant qu’il te traque, tu feras de même. Oui. S’il le faut, tu créeras ton propre jeu avec tes propres règles…
On verra alors qui est véritablement prisonnier.