Ils veulent leur main d’œuvre facile. Manipulable. Ils veulent qu'elle soit efficace, qu'elle soit bon marché. Du sang neuf pour la cause, des bras et des jambes pour pousser et soulever... Mais surtout, pour tirer.
Ils veulent, alors ils prennent. Ils volent l'innocence, pour la remplacer par une doctrine, par une drogue, par des promesses alléchantes et par les horreurs de la guerre. Les enfants sont leurs premières cibles. Pauvre Sofia.
Pauvre Sofia, prise si tôt qu'elle peine à se rappeler, parfois. Le visage de ses parents, celui de son petit frère. Elle se rappelle d'une vie difficile, mais avec des gens bien. Petit village, petit communauté. Petits fermiers isolés au milieu des conflits qui colorent la terre de rouge, ici sur le sol Colombien. Petit coin de terre verte, ou presque, à retirer les maigres ressources que le sol veut bien donner. Peu de nourriture, peu de récolte. Assez pour survivre. Ils voudraient rester neutre, les petits fermiers. Vivre et laisser vivre. Mais l'argent manque, mais ceux à l'extérieur refusent. Alors petits fermiers sont forcés à cultiver pour ceux qui ont les armes, ceux qui font la drogue. Pire encore, petits fermiers sont forcés à leur donner petite Sofia et d'autres enfants. Jeunes, mais pas assez pour fuir le
Recrutement.
Ils ont fait avec elle comme ils ont fait avec tous les autres. Conditionnement, drogue, violence, et les quelques avantages sur le côté. Ici, on mange mieux, ici, ils offrent une maigre compensation qui fait office de salaire, qui peut impressionner les plus vulnérables. Endoctrinés à se battre, et à y croire, à tomber dans la marre rouge et s'y noyer. Leur imposer l'enfer, et leur apprendre à y survivre jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus vivre ailleurs. Changés, marqués, traumatisés à jamais. C'est ce qu'ils font à ces jeunes âmes trop tôt happées par la guerre.
Leur apprendre à devenir des soldats, pour qu'ils n'aient plus jamais le luxe d'apprendre à devenir des enfants.
Briser l'esprit, pour le reconstruire. Leurs drogues ne sont pas comme celles ailleurs, celles presque parfaites. Eux, ils veulent que leurs drogues aient ces effets secondaires indésirables. Ils veulent l'addiction, parce qu'ils veulent des soldats faciles à manipuler. Ils sont maître et fournisseur, mentor et tortionnaire. Ils se rendent indispensables, à leur manière.
Elle a vu le pays. Son monde jadis limité aux confins de son petit village s'est étendu à l'entière Colombie. Elle a appris à se battre, elle a appris les bases de la stratégie. Elle a appris à tirer sans trembler, et après quelques premières fois terrifiantes, elle a appris à tuer sans ciller. Elle a vu comment le monde tourne, dans les grandes villes, comment la chasse à la réputation mène tout. Les puces étaient importantes, là d'où elle vient, mais elles semblent plus importantes encore dans ces grandes fourmilières... Les gens doivent être ce que le monde attend d'eux. Les gens sont faux, les gens sont extrêmes, les gens ne se font pas confiance et pour cause : les gens se surveillent les uns les autres.
Le « Vrai monde ». C'est ce contre quoi ceux qui l'ont pris se battent. Ce n'est pas difficile d'apprendre à de jeunes âmes influençables à haïr ce monde. La haine, pour mieux combattre, pour donner à l'esprit quelque chose qui justifie un quotidien inhumain.
Parfois, elle se rappelle de la vie difficile à la ferme, et elle se dit qu'elle était facile. Parfois il y a les sanglots qui menacent d'éclater dans la nuit, quand elle se rappelle d'avant. Mais elle les garde : elle n'a pas le droit de pleurer. En fait, Sofia, elle était à quelques kilomètres d'une vie tranquille. Éloignée du conflit, dans une autre ferme, elle aurait pu vivre du labeur de la terre, vivre les joies, les déceptions et les craintes d'une jeune femme loin des grandes villes comme les autres. Elle aurait pu avoir peur pour la prochaine récolte, peur des inconnus, peur des chiffres sur sa puce, mais ultimement... Elle aurait pu avoir des peurs de madame tout le monde.
Mais voilà, elle n'a pas eu droit à cette naissance quelques kilomètres plus loin, Sofia.
Elle a eu droit à pire. À quelque chose de cruel, de vicieux. Elle a eu droit à une seconde chance.
Les secondes chances ici bas ont toujours un arrière goût amer, d'une façon ou d'une autre. Alors quand les canons ont craché le feu lors d'une attaque nocturne sur son camp, elle a été épargnée. Elle et les autres comme elle, rassemblée par les hommes en uniforme, ceux du gouvernement.
Dans ce système imparfait, brisé, corrompu, il existe encore un peu de bien. Il y a ces programmes de réinsertion, pour que les enfants soldat redeviennent des enfants, juste des enfants. On les ramène à leur famille, ils sont encadrés, on leur donne accès à l'éducation.
On essaie, en somme. Parfois, ça fonctionne.
Parfois, non.
Difficile de revenir, parce qu'elle a changée. Parce qu'il y a les années passées loin de sa famille, parce qu'il y a les choses qui tournent dans son esprit, parce qu'il y a les crises, qu'il y a la colère et la peur. Qu'il y a la violence. Parce que tout le monde ne voit pas son retour d'un bon œil, dans la communauté. Il y a ceux qui se méfient parce qu'elle est instable, ceux qui la haïssent parce qu'ils ont souffert de la main de ceux qui l'ont changée, et que dans leur esprit, elle est des leurs.
Alors on pourra dire que tout n'est pas noir, que la majorité l'accueille à bras ouverts, et l'on aurait raison. On pourra parler de ces parents qui ont pleuré de joie en retrouvant leur fille, de ce petit frère qui lui a sauté dans les bras. Et ça serait malhonnête de dire qu'il n'y a pas eu une amélioration, une accalmie, que ça n'était pas... Mieux, ici. Ça serait faux, de dire que ça n'a pas failli marcher.
Failli.
Le problème, c'était cet esprit qui a appris la vie au travers du prisme d'une rigueur militaire viciée, corrompue, sale. Elle a appris que tout ou presque se règle par la violence, elle a appris à obéir aux hommes en uniforme pour ne pas être punie, elle a appris à haïr le gouvernement et ses
pions. Le problème, c'est les flashbacks, les réactions disproportionnées, le manque de contrôle.
S'il faut être spécifique : le problème, c'est quand elle a manqué de tuer à mains nues un jeune de son âge. Un mot de trop, pas à elle, mais à son petit frère. Une barre de métal en main, elle a frappé. Fort. Encore. Encore, encore et encore. On l'a arrêtée à temps pour sauver la vie du jeune, mais il était trop tard pour l'hospitalisation, les séquelles. Peut-être finalement que le vrai problème, c'est qu'il était trop tard pour elle, et ce depuis des années. Depuis ce jour où ils sont venus la voler.
Elle a fuit, quand elle a compris. Quand elle a vu l'état dans lequel elle a laissé l'autre. Elle a fuit, parce qu'elle savait que la police viendrait. Elle a fuit, parce qu'au fond, elle savait qu'elle était dangereuse pour ceux qu'elle aime. Qu'elle ne serait plus jamais la petite Sofia du village. C'était écrit d'avance, non ?
Ils lui ont appris à survivre l'enfer jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus vivre ailleurs, disait-on. Alors naturellement, elle est revenu. Pas auprès de ceux qui l'ont arrachée à son enfance, non. Simplement, auprès d'autres démons, avec un uniforme et des idéaux vaguement différents.
La première fois que les hommes en uniforme l'ont volée, c'était ceux qui luttent contre le gouvernement depuis des décennies, avant même les puces, avant même le deuxième millénaire. Cette fois-ci, c'est elle qui vient aux hommes en uniforme, mais ceux là ne se cachent pas derrière de beaux idéaux, derrière une prétendue philosophie du « la fin justifie les moyens ». Ceux-là, ils sont là pour l'argent, le pouvoir. Rien de plus, ni de moins.
Les Garras Rojas. Groupe paramilitaire, bras armés vendus au plus offrant. Association de mercenaires, tout au plus, avec cette parodie de structure militaire pour faire semblant. Elle est venue, et ça n'a pas été difficile de se faire recruter. Chez eux aussi, la fin justifie les moyens. Et puis, elle était presque adulte, quand elle est venue. Alors au final...
Au final, toutes les mauvaises habitudes sont revenues. De retour au village, elle se sevrait, elle avait un suivi psychologique avec ceux qui géraient les enfants comme elle dans la région. Elle réprimait ses émotions négatives, elle prenait sur elle. À défaut d'être capable d'oublier, elle essayait d'ignorer. Ici, tout a volé.
De retour, les substances.
De retour, la violence.
Similaire, mais tout à la fois, différent. Ici, les promesses n'étaient pas délivrées avec la menace d'un canon derrière le crâne. Ici, elle avait ce qui pouvait s'approcher le plus d'une forme de liberté qui lui a fait défaut pendant de trop longues années. Il y a eu les chaînes de prétendus patriotes venus la voler, puis celles d'un gouvernement qui a failli à l'aider. Cette fois, elle serait libre. Perdue sur un chemin qui mène vers le pire de ce que l'humanité a à offrir, mais libre.
Ses activités l'ont menée à voyager au travers de toute l'Amérique du Sud, et parfois même au-delà. Souvent, des contrats dans le district de Lima. « Maintient de l'ordre », parce que ça sonnait mieux sur le papier que ce qu'ils étaient amenés à faire. Elle n'aimait pas ces contrats. Elle n'aimait pas être la geôlière, surveillante, le bourreau, l'ombre qui surveille les masses depuis les hauteurs, fusil en main. Elle n'aimait pas devoir tirer, quand les ouvriers se rebellaient.
Vraiment, elle n'aimait pas. Mais ça paie bien.
Régulièrement, elle envoyait de l'argent à la ferme. Enveloppes anonymes, comme pour s'acheter une conscience. Les années passant, elle a trouvé un semblant de stabilité. Quelques rares personnes qu'elle a pu sincèrement appeler « ami », quelques moments simples et souvenirs doux dans une vie trop complexe et trop pleine de souvenirs difficiles.
Peut-être que l'enfer n'est pas si terrible que ça, quand on s'habitue à la chaleur.Quand on se ferme aux cris de ceux qui brûlent dans le Lac de Feu.
***
Elle a l'habitude.
Elle ne pouvait que prendre l'habitude, à force de vivre comme ça. Petite Sofia n'est plus petite depuis longtemps. Maintenant adulte, elle gère les contrats solo et les missions en escouade avec la même aisance. Elle gagne bien sa vie : Des chiffres sur son compte en banque, en échange de son expertise. Meilleur équipement, meilleure paie, elle a mêlé sa chair à l'acier des augmentations, pour aller encore plus haut. Est-ce vraiment pour l'argent, depuis le temps ? La question se pose.
Sa dernière affectation, c'est l'un de ces contrats au-delà des limites du continent. Ça aussi, elle a l'habitude. Néanmoins, c'est sa première fois à Lumopolis. Cité indépendante, cité de l'excès : tout ce qu'elle sait de cet endroit, elle l'a entendu, jamais vécu.
À l'origine, ça devait être un simple job. Un job de protection pour un petit riche, un influenceur originaire du District de Lima, qui a gagné sa vie grâce aux followers,
Au buzz. Un profil qui laisse perplexe sur le pourquoi du comment, concernant un contrat de protection, concernant le fait d'aller chercher si loin. Rapidement cependant, l'évidence s'est présentée d'elle-même : petit riche qui se fait attaquer, des assauts nocturnes, des attaques qui sortent de nulle part, régulières. Il y a eu la question du qui, du pourquoi, mais petit riche était nerveux, et il ne voulait pas parler. « Pas plus », a-t-il ajouté une fois. Ce qui aurait pu être un contrat tranquille pour un fortuné paranoïaque s'est avéré être une affaire difficile. Très difficile. Jusqu'au jour où... C'est devenu trop facile. Trop ridicule.
Les attaques se sont arrêtées. Plus rien, et à la place, les demandes du client ont changées. Drastiquement. L'escorter aux squats, qu'il aille y quémander un repas. S'assurer qu'il n'ait pas de problèmes avec la sécurité en allant voler... Une tondeuse. Danger de mort constant et vigilance permanente sont petit à petit remplacés par... ça. Des espèces de défis loufoques, sans queue ni tête. Et à partir de là, il y a eu deux problèmes. Le premier problème, c'est quand petit riche a annoncé ne plus pouvoir payer. « J'ai des problèmes avec ma banque, mais promis, ça durera pas ! », qu'il disait.
Le second problème, ça a été sa dernière requête : le protéger pendant qu'il rase des gens au hasard dans la rue. Enfin, non. Le
Vrai second problème, c'est quand il a regardé son téléphone, hésitant, qu'il a tourné les yeux vers elle... Et qu'il a essayé de la tondre, elle aussi.
À défaut d'une rupture de contrat conventionnelle, son poignet brisé aura fait office de démission.
Elle était parti pour ne pas s'attarder ici, Sofia. Plus rien pour la retenir, et... Et elle n'aime pas cet endroit, à vrai dire. Lumopolis, c'est la quintessence de ce système qu'elle déteste. C'est tout l'abus, toute la fausseté des gens, tous les mensonges, tout... ça. Tout, pour un follower de plus. Donc oui, à l'origine, elle ne se voyait pas rester. Jusqu'à recevoir un appel.
Un appel du pays. Une voix familière, quoique changée, parce que ça fait des années qu'elle ne l'a pas entendue : son frère. Ça aurait pu être de tendres retrouvailles, mais non. Elle est partie du jour au lendemain, après tout. Elle avait ses raisons, elle avait peur, et peut-être que c'était la bonne chose à faire... Mais pas comme ça. Pas sans rien dire, pas sur le coup de la panique. Maintenant c'est trop tard, et s'il y a toujours quelque chose entre frère et sœur... Il y a ce malaise. Mais ça n'est pas le pire.
Le pire, c'est ce qui suit les deux questions logiques, « comment t'as eu ce numéro », et « qu'est-ce que tu veux ». Au comment, une réponse qui fait grincer des dents : De l'argent donné à quelqu'un chez Garras Rojas... Alors qu'elle sait qu'ils n'ont pas d'argent à épargner, à la ferme. Au pourquoi, une réponse qui la paralyse : Leur mère, malade. Quelque chose de grave, un cancer de la peau agressif, force de travailler avec les produits chimiques de la ferme... Avec seulement leurs protections dépassées, abîmées. Faute à une prise en charge tardive, la maladie est déjà avancée. « Quelques années, peut-être mois ». Les mots lui glacent le sang.
Luis, son père.
Thiago, son frère.
Maria, sa mère.
Elle n'a jamais oublié leurs noms. Mais c'était plus facile, quand ils étaient lointains. Quand elle pouvait les aimer de loin, sans avoir à les confronter. Parce qu'elle a honte d'être partie, parce qu'elle a peur. Peur pour eux, peur du jugement. Peur d'être encore trop dangereuse pour eux... Peur de ne plus avoir sa place, dans une vie comme celle qu'ils vivent. Toutes ces angoisses qu'elle cache si bien, habituellement.
Pas cette fois-ci.
Un sens de l'urgence lui a pris les tripes, le jour de ce coup de fil, et il n'est jamais vraiment parti depuis. Un traitement envisageable, oui... Mais un traitement hors de prix, des résultats sans garantie. Froide, concrète, l'emprise de la mort serre son âme depuis cette conversation. Elle préfère quand elle a peur pour elle-même.
C'est tellement plus difficile, d'avoir peur pour les autres.
Elle a pensé à toutes les solutions envisageables. Même en mettant de côté, en s'acharnant à décrocher des contrats juteux pour gagner de l'argent rapidement, elle n'est pas sûr que ça serait suffisant. Il lui faut de l'argent, beaucoup, indécemment beaucoup. Rapidement.
Désemparée, nerveuse, à court de solutions. Jusqu'à un son qui la sort de ses songes. Une notification. Un logo, quelques lettres qui apparaissent à sa vue.
D-Vice.