Au loin, les hurlements d’une foule en délire filtrent entre les murs comme un discret murmure. Elle noue soigneusement les bandes autour de ses doigts. Tique, en distinguant les quelques tâches brunâtres qui ne sont pas parties au lavage. Encore. On lui a soufflé de mettre des poings américains sous ses bandes ; que les arbitres ne vérifieraient que de loin. La rose leur a ri au nez. Quel genre de merde se qualifierait de combattante, tout en étant convaincue qu’il lui faut tricher pour battre ses adversaires ?
On enfile son peignoir, on s’échauffe un peu et on attaque la pesée. Baal sourit doucement alors qu’on l’emmène sur la plaque de pression pour vérifier les poids des bêtes. Pourquoi s’emmerder à les peser, alors que quelles que soient les catégories de poids respectives des deux femmes elles finiront quand même sur le ring ?

Enfin. Les lumières se tamisent, et la salle adopte ce silence tendu qui précède la folie. Vicky ne peut réprimer un rictus féroce. Les frissons qui vous parcourent l’échine. Le goût du sang qui apparaît comme par magie sur le protège-dents. Ce léger picotement au bout des phalanges, alors qu’on s’imagine déjà foutre des beignes par paquet de dix. La voix rauque de l’annonceur introduit les deux jeunes femmes qui s’avancent sur le ring. Baal s’empare du micro et l’apporte à ses lèvres.

« -Booooooonsoir bande d’enculés ! Vous êtes venus voir deux bombasses se redessiner le portrait jusqu’au KO technique ! Ca tombe bien, mon adversaire ressemble déjà à un épouvantail. J’aurais même pas honte de défoncer ton jolis minois, chaton. », finit l’irlandaise avec un clin d’œil et un sourire carnassier.

« -Tu veux dire quelque chose avant de commencer, ou t’as trop hâte de sentir mon poing entre tes lèvres ? »

   
Et la reine blanche qui se prend au jeu. L’ogre et la bête, toutes deux lâchées dans une cage ne contenant que leur soif de combat, ont l’obligation de jouer le jeu du spectacle avant de s’en donner à cœur joie. Alors elles hurlent. Se raillent, s’amusent. La rose arque un sourcil, décoche un rire sonore.

« -Je comprends ton fantasme, mais j’ai pas de bite, chérie. » Les genoux fléchissent, les bras s’étendent. Elles jouent le spectacle, pas l’efficacité. Des gardes bien ouvertes et des coups téléphonés depuis Mars. Le rictus carnassier de la mécano va finir par laisser des traces de crocs dans son protège-dents. « -Jte pèterai le cul après t’avoir pété les jambes, si t’insistes ! »

Et elle se lance. Commencer par du classique. Un chassé frontal, un lariat. On pivote, et on lance le coude vers les côtes de la blanche. Merde. Même en prenant des beignes qu’elle pourrait –devrait !- éviter. Même en rugissant comme un mauvais acteur porno entre chaque enchaînement. Même en faisant semblant de se tordre de douleur pour un coup de coude qui n’est lancé qu’à mi-force. Elle s’amuse, mais pas assez. La foule hurle, mais le cœur n’y est pas.

L’annonceur s’emballe. Les badauds lancent des hurlements d’animaux en jetant des jetons et autres fausses monnaies vers le ring.

« -Mais que vois-je ?! D’autres challengers montent sur le ring ?! Et d’où est-ce qu’ils sortent ces armes blanches ?! La tension monte ce soiiiiiiir ! »

Baal déglutit. Elle ne peut pas lâcher l’autre folle des yeux, mais au moment où la bande de tarés grimpe entre les cordes, une notification assaille le coin de sa vision.

Associe-toi à l’autre catcheuse et mets les autres au tapis

Vicky tique. C’était le moment qu’un watcher prenne sa vie pour un mauvais jeu vidéo, tiens. Elle lance un regard à la blanche à qui elle faisait jusqu’alors une clé de bras affreusement molle.

« -Bon, si on arrêtait de faire semblant de taper ? » la rose décoche un mouvement de menton vers les badauds, et reprend. « -On leur pète la gueule pour avoir amené des armes dans un combat à mains nues, et après jte refais le portrait ? »

Sans vraiment attendre de réponse, Baal rugit à nouveau. Continue à donner le show, même en parant un coup de couteau. Ne se sépare pas de son sourire, alors qu’une barre de fer s’abat sur son épaule droite. S’empare de l’arme de fortune et assomme son propriétaire d’un grand coup de crâne.

« -Alors, les fouille-merde ! C’est tout ce que vous avez dans le ventre ? Pas foutu de vous débattre un minimum à cinq contre deux ET avec des armes ?! »

Perfide, joueuse et amusée. Violente, rose et réveillée.
Vivante, et prêt à se déchaîner.

   
Le combat s’éternise, et les coups se font plus lents. Les esquives moins vives. Les blocages, plus marqués. Les impacts sont plus lourds. La finesse et l’agilité d’un entraînement rigoureux laisse peu à peu place à la brutalité d’un prédateur lassé de jouer avec ses proies.
Alors, lorsqu’un badaud se retrouve à portée de prise, il finit lancé au sol, écrasé sous le genou de la rose, puis labouré de coups de poings. Jusqu’à ce que les traits de son visage s’effacent sous les tuméfactions et les glaires rougeâtres. Jusqu’à ce que les seuls soubresauts soient en réponse aux phalanges qui s’abattent sur les tempes, faisant remuer le pantin désarticulé qui a pris place là où avant gisait un homme. Jusqu’à ce qu’un coup de pied fasse valser la rose, qui n’attend pas la suite pour se relever et rendre la politesse.
La blanche lui demande si elle tient le coup, et n’a pour réponse qu’un majeur tendu vers les cieux, alors que Baal écrase un énième nez sous son talon enragé. Enculés de watchers de merde. Toujours à foutre le bordel quand ça devient intéressant. Pas foutus de venir prendre leur branlée eux-mêmes, ils sont obligés de payer des enfants de putain pour le faire. Victoria bout. Alors elle frappe. Alors qu’ils sont déjà vaincus. Alors qu’ils ne représentent plus aucun autre risque que celui d’avoir une mort sur la conscience. Alors qu’ils implorent, de leurs mâchoires abîmées, qu’on les laisse fuir. Qu’ils regrettent ; comprennent leur erreur.

Puis quand la poussière retombe, quand les cris s’amenuisent ; quand les gueules, fracassées, n’essaient plus d’en rictus enragés se déformer, vient le silence. Le regard. Les opales qui parcourent la scène. Les bras ballants, la lèvre fendue et redressée en une moue aussi dégoûtée qu’elle est agacée. Le bleu irlandais qui vire au brun de l’hémoglobine séchée. La voix qui se fait rauque, d’avoir rugi avant de mordre.

« -Oi, bookmaker. Tu vas nous devoir un petit bonus, puisque toi et tes copains avez décidé de pimenter le combat tout en pariant sur les nouveaux arrivants. » Baal s’accroupit au bord du ring, fixant l’homme caché sous sa capuche qui rassemble hâtivement les billets et autres reconnaissances de dettes qu’il ira transformer en onyx bien légaux pour s’en mettre plein les fouilles. Un couteau, ramassé sur le champ de bataille, vole et se plante dans sa main droite ; fendant l’air, d’abord, les métacarpes, ensuite, et le silence, enfin, quand les vocalises du pleutre se font entendre.

« -Écoute-moi bien, fouille-merde : Blanche-Neige et moi on vous retrouve, toi, tes potes et vos petites familles et on vous fait bouffer vos grands morts dans un chili con carne avant que t’aies réussi à quitter la ville. Alors soit tu raques, soit même ta pute de mère aura préféré t’avoir avalé plutôt que de recroiser notre chemin. »

Et le bookmaker s’en va, laissant derrière lui la mallette contenant la recette du jour. Baal l’ouvre. Compte les billets. En jette la moitié à la blanche, et fourre l’autre dans son string. Crache au sol, de rage.

« -Dis, Blanche-Neige… Tu veux vraiment les laisser s’en tirer comme ça ? » Le rouge leur va si bien. « -Si on allait chercher ces enculés jusque chez leurs daronnes ? » La folie est un drap si doux.

   
Si la vie est une pute, la vengeance ; elle, est une maîtresse aux mœurs excentriques.
Donner aux deux combattantes des envies de violence n’est pas la pire idée du Monde, pour autant elle ne viendrait pas à quiconque sait reconnaître une mordue de baston quand il en voit une.
La future victime aura simplement confondu les chiens et les loups. Encore un coup à avoir peur de tout. La blanche revêt sa peau de loup. Approuve, par son envie de violence, les propositions de Baal. Celle-ci pousse un rire gras, quand l’autre parle de filmer leurs exploits.
C’est un évènement de faire à Vicky une proposition qu’elle trouve de mauvais goût. Peut-être est-elle réfractaire simplement parce que D-Vice tient sa vie comme une mégère agrippe les valseuses de son pauvre concubin. La rose soupire.
« -‘Faudrait déjà qu’on trouve où il est parti se planquer. On verra après. »

Baal se craque les doigts. Dessine un ovale avec son front, laissant le mouvement replacer les vertèbres là où elles devraient l’être. La rose sourit.
« -Si tu veux filmer vas-y, moi j’ai prévu de lui péter la gueule. » Elle hausse les épaules. « -Après, chacun son kink ! Je juge pas. », lance-t-elle avec un clin d’œil.
L’engin roule des épaules, soupire à nouveau. Elles sont, de toute façon, remontées. Autant faire les choses vite.
« -J’ai ma voiture au troisième sous-sol. Je te récupère devant et on cherche où dénicher ce connard ? »
Sans attendre de réponse, Baal file vers les vestiaires. « -Et lave-toi la gueule », précise la rose en partant. « -Pas de sang dans la caisse. »
Sans attendre de réponse, Vi file vers les vestiaires. Récupère son cuir carmin, son jean et ses écrase-merde. Lave rapidement le sang qu’elle a sur les mains et la ganache.

Et elles grimpent dans la voiture. Cette dernière démarre. Dans son habituelle retenue typiquement irlandaise, Baal fait rugir le moteur comme la brute qu’elle est –après un nécessaire temps de chauffe, évidemment. La bourrine n’aime pas laisser la voiture chauffer au ralenti, mais l’occasion d’entendre le V10 hurler, suivi de l’assourdissant concert d’échos rendus par le parking ne peut décemment pas être ratée.

« -On a des infos sur le boug’, ou on y va en aveugle ? », commence la rose. « -Parce que pour le retrouver, ‘faut déjà savoir à qui on compte péter les genoux. », finit Vicky en lançant vers la balafrée une opale inquisitrice.