Je ne sais plus depuis combien de temps je n’ai pas servi un véritable contenu à mes followers, j’ai tellement été prise par toutes les histoires avec Helios, son frère – si c’est vraiment lui – le travail et les collaborations, ça n’a pas été de tout repos. À vrai dire, je ne suis pas certaine que j’aie réellement eu l’occasion de me poser ne serait-ce que cinq minutes pour réfléchir à tout ce qui est en train de se passer, à ce que je devrais faire ou non. Parce que bien entendu, depuis que j’ai rencontré Hadès, les questions se chamboulent d’autant plus, j’ai trituré dans toutes mes affaires pour retrouver un truc qui voudrait dire quelque chose, j’ai même acheté cette fichue upgrade qui devrait pouvoir me permettre de revoir tout ce qui a été inscrit dans ma mémoire. Si cet idiot dit vrai, ça voudrait dire que chaque fois que je vois mon soleil, je plante un peu plus profondément une lame dans son cœur, je ne peux pas me permettre ça, alors j’ai lâché un peu de lest, lui semble avoir trouvé une jolie fille qui pourrait le rendre heureux.
Je ne pourrais pas être plus en colère contre moi-même d’avoir perdu ma patience quand je l’ai vu lui parler, l’embrasser, encore moins quand ils se sont tous deux pelotés, mais je n’ai pas mon mot à dire sur ce genre de choses, même si l’on s’est embrassé nous aussi, rien n’a été établi entre nous, il ne me doit rien… Pourtant, il faut bien se vider la tête de temps en temps pour ne pas perdre la tête, alors quoi de mieux que de travailler pour éviter de réfléchir à ce qui fâche. Isaiah m’a proposé un plan un peu particulier qu’il a tenu à garder aussi secret possible tout du long, à part pour me prévenir de m’habiller pour marcher, sous-entendu: mes petits talons trop mignons que je voulais lui montrer restent à la maison et j’embarque mon téléphone avec moi parce que ça promet d’être intéressant. Qui sait, c’est peut-être aujourd’hui que je vais tourner le vlog le plus intéressant de toute ma carrière.

Bon, par contre le souci d’Isaiah, malgré tout l’amour que je peux lui porter, c’est qu’il a beau être plus vieux que moi, c’est toujours le même gamin qui n’a pas grandi avec le temps. Il faut dire que ça fait bizarre de faire des collabs avec un type que je regardais quand j’avais quinze ans, mais c’est pas plus mal, il est adorable ; toujours en retard, mais adorable. Ce qui m’étonne de sa part par contre, c’est le fait de me ramener à côté de tous les centres commerciaux et restaurants de la ville, pourtant il veut qu’on marche. À moins que je ne me trompe, on ne va probablement pas faire du shopping, c’est dommage – en plus j’ai repéré une petite robe – ça aurait pu être sympa pour un shooting.
Quoi qu’il en soit, ça fait bien dix minutes que je l’attends en souffrant à l’idée d’aller me chercher un bubble tea dans le café d’en face, mais il serait bien capable d’arriver à ce moment-là. Heureusement il n’a pas mis beaucoup plus de temps pour arriver et les excuses non plus, je le connais avec le temps, je ne sais juste pas faire comme lui. Je n’ai pas pu résister à l’idée de prendre une petite vidéo de son arrivée pour le débrief de notre journée et on ne peut pas dire que ça manque d’entrain avec lui ! Quand il propose de me payer un verre, je pointe le café qui me fait languir depuis tout ce temps, sans vergogne, galvanisée par son énergie.

— J’ai besoin d’un bubble tea, par pitiééé !

Le souci, avec Isaiah, c’est qu’il est habitué à donner la bonne nouvelle en premier et toujours terminer par nous faire comprendre que ça ne va pas être une journée comme les autres. Au moins, je ne risque pas de m’ennuyer, mais quand il me demande si je n’ai pas le vertige, j’ai envie de m’enterrer vivante.

— Ça ne me pose pas de soucis.

Je n’ai pas le vertige. Enfin, je n’aime pas regarder en bas et ça m’angoisse un peu de risquer de tomber. Ce n’est pas un truc que je ferais de moi-même, peu importe ce que son génie a réussi à nous concocter. J’ai le vertige. Enfin juste un peu, c’est juste que ça serait ridicule de ruiner tous ses plans, en sachant qu’il m’a probablement choisi pour une raison particulière.

— Mais explique quand même, on sait jamais.

J’avais des centaines de façons de lui dire que ça n’est pas une bonne idée que je parte dans une expédition où je vais devoir confronter le vide, mais c’était plus fort que moi. C’est dur de refuser quoi que ce soit à quelqu’un comme lui, parce que l’énergie qu’il envoie reflète l’insouciance et la bonne humeur, personne n’a envie de lui retirer ça. Moi qui cherchais à me vider la tête, je ne pouvais pas rêver mieux, je serais tellement préoccupée par la peur de m’emmêler les pieds et de tomber dans le vide que je ne risque pas de penser à quoi que ce soit d’autre.
Heureusement pour moi, avant de s’attaquer au gros du problème, on a l’occasion de discuter de tout ça autour d’une boisson fraiche ; une manière pour lui de se faire pardonner pour l’attente qu’il m’impose de manière routinière à chaque fois que l’on doit se voir. Je ne sais tout bonnement pas comment il fait pour arriver en retard à chaque fois quand je me morfonds pour la moindre minute que je prends en plus pour un rendez-vous. Après, c’est aussi ce qui fait d’Isaiah qui il est, sans ça, ça n’aurait pas la même saveur, même si on profiterait bien de sa compagnie plus longtemps qu’il ne nous le permet. Sans même avoir commandé quoi que ce soit, il commence à m’expliquer notre aventure du jour – et ça commence mal – il tourne autour du pot, preuve qu’il est parti chercher une idée bien trop loin pour que ça soit simple.

Les deux boissons finissent par être commandées et je me permets le luxe de prendre quelques viennoiseries pour notre expédition, d’une part parce que je le connais assez pour savoir qu’il n’a pas pris le temps de déjeuner avant d’arriver, mais surtout parce qu’il va forcément nous faire faire des efforts toute la journée. De ce que j’entends en sirotant mon bubble tea, alors qu’il attend son mocha, continuant sa diatribe sur notre expédition, il me parle de cette photo qu’il a réalisée il y a quelques jours, je hoche la tête quand il me demande si je vois de laquelle il parle.
C’est le moment où je comprends où il veut en venir, dans quel pétrin je me suis réellement fourrée en acceptant cette invitation, mais il est trop tard pour reculer. J’avale de travers ma boisson quand je l’entends me parler d’urbex, parce que c’est bien loin de notre escapade avec Helios, il va me faire escalader et probablement ramper pour aller prendre des photos ; ça ne me plaît pas du tout comme plan, mais je vais devoir m'y faire.
Il sautille sur place, surexcité par son idée, un peu comme un enfant à qui on vient de dire qu'on va s'arrêter dans son magasin de jeux préférés. C'est dur de lui refuser quoi que ce soit, encore plus de détruire ses rêves, surtout quand il est comme ça. Les compliments réussissent à me faire rougir et pardonner pour l'instant l'histoire dans laquelle il m'a embarquée, on verra plus tard si je serais toujours du même avis ; une fois que j'aurai eu la peur de ma vie.

— Ce n’est pas une mauvaise idée en soi. Nouvelle gorgée, la caméra toujours braquée sur moi, j’imagine que tout doit se lire sur mon visage, à quel point je stress. J’espère sincèrement que tu comptes y aller crescendo, parce que je ne suis pas très douée en escalade. Même si j’ai hâte de voir ce que tu comptes faire avec ton appareil photo.

Je relève un peu la tête vers lui en quittant la boutique, les viennoiseries embarquées dans mon tote bag Toy Story, boisson et téléphone en mains.

— Par contre, je ne pensais pas qu’il y avait autant de spots d’urbex dans le coin, tu as déjà ta petite idée d’où tu comptes nous emmener comme ça ?