C’est une famille plus qu’ordinaire.
Papa Monsieur-tout-le-monde qui s’oublie au travail et qui s’énerve un peu trop vite. Maman débordée qui n’arrive pas à concilier la vie professionnelle et personnelle. Une petite sœur qui attire bien plus les regards et la tendresse. Et Heather qui a toujours eu l’impression de faire tache au milieu de tout cela. Papa et maman sont toujours occupés et quand ils ne le sont pas, c’est Ruby qui se les accapare tous entiers.
Heather fait semblant qu’elle n’est pas jalouse.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀(Elle l’est profondément.)

Tout était tranquille dans un appartement pas très grand au septième étage d’un immeuble bruyant et peu isolé. Une famille sans histoire et sans problème particulier. Un univers monotone où il ne se passe pas grand-chose. Et puis, c’est au début du collège que les angoisses ont commencé. Du jour au lendemain, tout s’est effondré et Heather
⠀⠀⠀⠀⠀⠀n’a jamais compris.
Est-ce le collège, plein à craquer d’adolescents cruels et d’attentes plus dures ?
Est-ce ses parents, qui ne daignent pas lui accorder le moindre regard ?
Est-ce la vie en général, la peur de grandir et de devenir adulte ?

Heather pense qu’il n’y a pas forcément de raison.


Elle a tenté un appel à l’aide qui a résonné dans le vide. Ses crises sont passées sous le compte du début de l’adolescence, de caprices peu importants de jeune fille, d’une jalousie fraternelle qui s’épaissit au fil des années.
Sous ses yeux se dresse une injustice qui la fait petit à petit se renfermer sur elle-même.

Les séjours à l’infirmerie sont de plus en plus nombreux. Les angoisses sont passées sous silence. Comme les doutes et les peurs. Les questionnements. Soi-même. Elle devient une inconnue parmi les siens, fantôme qui n’est plus vraiment là ; et l’amertume qui grandit au fil des jours jusqu’à l’étouffer.
Heather veut s’enfuir, partir loin si loin que l’on oubliera son nom.
⠀⠀⠀⠀⠀⠀Elle n’en a pas le courage, cependant.

Plus que ses parents, c’est surtout ⠀⠀⠀elle ⠀⠀⠀qu’elle déteste.

Malgré tout, les résultats scolaires sont quand même là. Peut-être qu’elle a hérité ça de son père – se noyer sous une tonne de travail pour oublier cette existence désagréable. On coupe la télévision et les infos qui nous retournent le ventre, on évite de penser à tout ce qui pourrait être un déclencheur (on dirait qu’il y en a des milliers), on passe ses nuits à bosser les cours alors que le manque de sommeil aggrave son cas.
Les bonnes notes étaient tout ce qui comptait pour elle. Un simple numéro qui lui redonnait confiance, comme si elle valait quelque chose seulement si elle était intelligente.

Tout était parfait, comme ça.


Mais tout bascule à nouveau.
Quand c’est sa mère qui bascule dans le salon, un cri à fendre le cœur qui interrompt un silence soudain, dans une incompréhension la plus totale. Heather comprendra plus tard qu’elle venait de recevoir un appel du collège de sa petite sœur. Entraînée comme tant d’autres de son âge dans des jeux un peu trop violents, un peu trop stupides, un peu trop
⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀⠀mortels.
Elle s’est étouffée avec son écharpe.
Et le silence dans l’appartement ne s’est plus jamais interrompu.

Et Heather a l’impression de replonger sous l’eau glacée.

Les angoisses ignorées reviennent, comme si elles la narguaient d’avoir osé les oublier. Plus fortes encore comme si elles avaient, elles aussi, gagnées en maturité. Ses parents ne la voient toujours pas, maintenant trop endeuillés pour faire attention à elle. Alors, Heather ne veut plus se voir non plus.
Les études sont mises de côté aussi soudainement que violemment. Maintenant, c’est avec une console ou une manette à la main qu’elle passe ses nuits. Elle se perd dans des mondes imaginaires qui n’ont aucun sens et le sien n’en a plus non plus.

Et quand elle éteint tout et qu’elle se glisse sous les couvertures, devant un plafond de noir,
elle est terrorisée.

Parfois, elle aperçoit le visage de sa petite sœur flotter.

Alors elle ferme les yeux très fort jusqu’à voir quelques étoiles.


A l’université, elle profite de quelques aides pour quitter le foyer familial. Elle emménage dans un petit studio miteux avec de la moisissure sur les murs de la salle de bain, l’aération qui fait un bruit horrible et les vitres qui semblent des passoires tant il fait froid. Les murs sont aussi fins que du papier et la moquette est d’une couleur indescriptible. Mais ce n’est pas chez ses parents et⠀⠀⠀ c’est ce qui compte.
C’est là que Heather a senti un changement définitif dans cette vie qui ne lui plaît plus.
Il n’y a plus personne pour la voir ni pour la juger dans ce studio.

Alors, un jour, elle achète de quoi se déguiser. Et elle lance un premier live, sans réellement savoir quoi faire ni quoi dire. Le lendemain, elle en lance un deuxième. Puis un troisième.

Et puis, elle trouve enfin une vraie échappatoire.

Mais ce n’est jamais assez. Les chiffres sont déjà incroyables mais ce n’est pas assez. L’invitation de D-VICE est arrivée comme une drogue plus forte que celle qu’elle consomme déjà. Alors elle joue, encore et encore, scrutant le nombre augmenter, les commentaires défiler, un peu d’amour invisible, pas mal de haine, l’euphorie et tout ça, c’est grisant, elle n’a plus les pieds sur terre mais elle joue, elle joue, elle joue ;
⠀⠀⠀et bientôt Icare brûlera les ailes.

Résumé: